Jean Buhler

J.B. est l’auteur, notamment, de « Les Derniers les Premiers » sur l’œuvre de Baba Amte et son organisation en faveur des lépreux et des aborigènes (marginalisés aux Indes). Les réalisations de Baba, décédé en 2008, particulièrement respectueuses de l’environnement et autonomes, servent aujourd’hui de modèles aux Indes et dans le monde.
Jean m’a fait l’honneur, en 2001, de présenter mon travail lors d’une exposition à la Galerie des Amis des Arts à Neuchâtel ! J’avais beaucoup apprécié son analyse mais n’étais pas encore conscient de toute la pertinence de ses propos… En relisant son discours en 2009, je m’aperçois enfin de l’acuité de son texte. Buhler avait donc ressenti positivement, grâce à beaucoup d’intuition et de lucidité, l’ensemble de mes aventures, il a su montrer la cohérence de l’expo de 2001 en se passant de mes explications, c’est pourquoi j’intègre avec reconnaissance la vision de l’écrivain sur ce site.

Alex Rabus Neuchâtel, juin 2009


Vernissage de l’exposition d’Alex Rabus, le 13 octobre 2001

Galerie des Amis des Arts, Neuchâtel, allocution de Jean Buhler

Mesdames Messieurs et vous tous, chers amis,
Quand Alex m’a demandé de présenter l’expo que vous allez découvrir en ces murs, j’ai eu envie de vous proposer d’abord un moment de silence à la mémoire de Bruno Manser. Bruno, défenseur de la nature et de l’homme fidèle à sa propre nature, a disparu dans les forêts du Sarawak. C’était un ami de notre ami le peintre. Si je n’ai pas cédé à la tentation de vous imposer ce rituel de mémoire, c’est qu’il aurait fallu aussi une minute de silence pour les wellingtonias de feu le Jardin anglais, et une pour le sol breton, et une pour les océans transformés en poubelle, et une pour l’air à respirer dans les rues de Tokyo, et une pour les gorilles du Ruwenzori. Et le dernier léopard du Caucase, et la dernière panthère des neiges de l’Hindou-Kouch, y pensons-nous ? Avec toutes ces minutes de silence, nous serions restés cois, nous nous serions regardés consternés et nous aurions passé à côté du sujet qui nous rassemble.

Ce sujet n’est autre que la peinture.

J’étais obligé de commencer en ces termes, car ce diable d’Alex se prépare à lui-même toutes sortes d’appâts dans une infinité de pièges, juste pour nous prouver avec quelle maîtrise il s’en dépêtre et poursuit son chemin sans désemparer.

Avons-nous affaire à un artiste militant, à quelque gourou déclamatoire qui désire enseigner, persuader, convaincre et recruter ? J’en appelle aux tableaux qui vous entourent. Ils entrent en nous par les chemins de la pure émotion esthétique, ils nous disent qu’ils procèdent d’une démarche vers la beauté. Mais quelle beauté ? Une beauté enracinée dans le désir du bon et du bien selon l’idéal platonicien. Une beauté engendrée par une recherche équilibrée qui remet en question l’homme et la nature. L’expression gratuite en est bannie. Les questions posées n’ont de réponse essentielle que sur la toile et le papier.

N’empêche que le parcours qui vous est proposé dans les salles du musée n’est pas uniment plane. Il a ses combes secrètes, ses fiers sommets, ses affirmations claironnantes et ses zones de silence. Il va de la sincérité la plus engagée à l’humour le plus corrosif et de l’effusion lyrique à la dénonciation sarcastique.

L’ironie est le bouclier de la tendresse. Regardez-moi ce toutou qui ne sait plus, dans l’espace urbanisé, où s’acquitter de ses pressants besoins ! Il est aux abois dans une irréalité en forme de pelouse municipale enceinte de tulipes ! Bon, il est comme vous et moi, il va finir par se laisser aller, mais au prix de quelles insomnies pareilles aux nôtres ! Comme cela est bien vu et bien senti, merde alors !

A titre tout à fait personnel, je dirais à Alex les yeux dans les yeux que le chien occupe une place exagérée dans ses obsessions. Et le chat ? Oublié ou mentionné à titre de comparse dans un de ces grouillements de vie qui sont la substance de mainte de ses compositions ? Espérons qu’à l’avenir l’aristocat retrouvera la place qui lui est due dans la cité qui s’honore d’avoir appartenu au roi de Prusse et qui a édifié une statue à son bienfaiteur, le baron David de Pury, qui a tant fait pour elle et pour la promotion des nègres d’Afrique, en leur procurant des emplois stables dans les plantations du Brésil et des Antilles.

Ne nous égarons pas et causons peinture.

Si j’ai évoqué un peu longuement le chien et si j’ai regretté que notre homme n’accorde pas au chat la place qui lui revient en toute justice, la première place donc, c’est que l’animal est ici une présence lancinante. Il est l’incarnation de l’innocence trompée. Il est au cœur du quotidien entre les hautes tours de la ville, si arrogantes et si fragiles. Par lui, nous sommes rudement interpellés, comme on serait tenté de dire en style bassement parlementaire, interpellés par le tragique de la vie moderne, par le tragique de la condition humaine.

Le tragique de l’homme est qu’il est à la fois un destin à subir et un accomplissement à réaliser. Ce dilemme est posé dans la grande toile des « Têtes » que vous voyez au fond de cette salle centrale. Nous avons sans doute là le nœud gordien de l’exposition. Sans préjudice de tous les petits nœuds, plus ou moins charmants ou pathétiques, qui jalonnent le parcours.

La tête de gauche est le gorille captif Massa, 52 ans, doyen de sa race en cage, la mélancolie en chair et en os. Par les gènes, à deux doigts de notre regret d’un Age d’Or d’avant l’invention des armes à feu, notre grand frère de la frontière perdue, le joyeux vivant d’avant Ben Laden et Bush, le gorille, saluons-le ! Et érigeons – lui la statue du Soldat Inconnu de l’évolution !

La tête de droite est Ken, le compagnon de Barbie, son pendant masculin. Je dis pendant, mais Ken est lisse et asexué comme sa copine, la nana pneumatique et platinée déjà décrite dans les années 30 par Aldous Huxley dans « Brave new world – Le meilleur des mondes ». Sur eux deux, l’amour passe comme l’eau sur les plumes d’un col-vert. Ils sont les créatures réifiées, chosifiées, commercialisées, taillées et cousues selon le patron standard. Saluons l’avenir qui nous attend si nous survivons à la fumée du cow-boy et au supplice de l’infidèle aux lois d’Allah !

Au centre, c’est lui, le faux naïf, l’ingénu surnommé La Conscience, lui qui s’accroche à son pinceau pour ne pas tomber au bas de l’échelle des valeurs. Lui, dont vous voyez, Mesdames et Messieurs, et chers amis, l’accomplissement autour de vous. Entre Massa et Ken, constatez que l’espérance n’a pas disparu malgré une certaine hébétude et que demeure la volonté de continuer à jodler dans la tempête et sous la pluie.

La tête, pourquoi la tête, pourquoi des têtes ? Humblement, je ferai remarquer que la tête est le poste de commandement des sens qui nous mettent au monde : les yeux / la vue, le nez / l’odorat, la bouche / le goûter, les oreilles / l’ouïe, la peau / sentir. Le cerveau, on ne le voit pas, c’est pour penser, parfois pour oublier. Les mains appartiennent au passé : nous avons des machines. Il y aurait le cœur et nous y voilà !

La clé de l’énorme travail dont les produits s’offrent ici à vos yeux inquisiteurs, c’est l’amour. L’amour est le moteur de cette insistance à témoigner du désir de mettre un peu d’ordre, l’ordre de l’art, dans le désordre général.

L’écriture veut dire plus que les mots usés, mais en usant des mots de la communication. La musique va divinement droit au centre des élans et des joies. La peinture perce l’apparence et nous fait réinventer l’âme des gens et des choses, l’art est amour et, Mesdames et Messieurs, et chers amis, Alex est un amoureux. Voilà pourquoi il est parfois en colère et ricanant, voilà pourquoi il travaille les cadres de ses tableaux comme des escaliers de soie où nous serions tous des Roméo capables d’aller rejoindre les Juliette du balcon. Alex est un amoureux qui a peut-être entendu un jour, comme moi, car j’ai eu cette chance, le mot de l’aimée à l’amant, et ce mot était : interpénétration. L’amour de l’amoureux authentique, l’amour du peintre amoureux du monde malgré tout et malgré tous, ne peut être machiste. Son regard ne colonise pas l’objet. Il ne s’impose pas à lui pour lui dicter les règles d’une école comme on l’a vu faire durant des siècles et des siècles de peinture qui ont précédé le temps et les risques de la liberté. L’amour de l’artiste veut posséder, entrer, jouir et jubiler, d’accord, mais pas avant de s’être laissé imprégner jusqu’à la moelle de l’esprit, jusque dans les fibres des muscles moteurs de la main. Après, le travail consistera en une interprétation de l’interpénétration. Se laisser imbiber pour balbutier ou clamer son hymne personnel. Se remplir de sensations pour en dégager des signes qui auront un sens d’où découlera une signification.

Dans la salle Sud, voyez ce que devient l’artiste qui se fait aimer en aimant, qui fond sur ce qui le fait fondre, qui se laisse imprégner avant de mettre son empreinte sur ce qu’il signe. A première vue, devant ces vues d’une rivière d’abord photographiée, puis réinterprétée, on pourrait croire à la paisible idylle post-impressionniste, mais peut-être y a-t-il plus que ce que notait un Rimbaud des jours heureux :

Reconnais ce tour – Si gai si facile –

Ce n’est qu’onde et flore – Et c’est ta famille…

Plus ? Et quoi donc ? Quelque chose d’exigeant et d’éperdu. Des moments à voler au Temps. Le besoin de s’illusionner sur la permanence de la fusion amoureuse et de s’aventurer une bonne fois vers la foi, les yeux écarquillés et le cœur en fête. Sans vouloir profaner, Dieu garde comme on dit dans le Gard, j’ai presque envie de gauchir le diamant et de soupirer :

« Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité
C’est l’ Areuse allée
Avec le soleil ».

Malgré votre silence indulgent ou peut-être à cause de lui, vous me faites sentir que je commets le péché habituel des écrivains face à la peinture. Nous utilisons l’approximation des mots pour décrire les impressions qui réclameraient un langage en couleur, en volume, en perspective, en dynamisme de la profondeur, un langage qui n’existe pas, mais que chacun peut sentir bourgeonner dans son esprit face aux œuvres de chevalet ou dressées dans l’espace.

Notre Alex n’est pas exempt du péché littéraire. Il rédige et fait éditer des livres dont les textes nous en apprennent beaucoup sur lui, mais moins que ses peintures, et heureusement ces ouvrages contiennent d’admirables reproductions.

Les mots, il les interroge également en relisant les contes des frères Grimm et de Perrault, ces tissus d’horreurs sado-masochistes, répertoires d’une criminalité restée impunie grâce à la conjuration des grand-mères qui n’y voyaient que du feu et nous gavaient de marâtres abusives, de parents en train d’égarer leurs gamins dans les bois parce qu’ils n’avaient pas touché l’allocation chômage, sans parler des princesses endormies pour cent ans ou changées en citrouilles. Dors bien, mon chéri, dodo !

Alex veillait. Il a relu le petit chaperon rouge. « Déshabille-toi, mon enfant, et viens dans mon lit ! » Ce loup est un pédophile caractérisé. « Et le loup se jeta sur elle et la mangea ». Mais ça griffe, ça mord, ça hurle, les chairs sont déchiquetées, la minette est égorgée, le sang gicle partout. Ce que le livre arrive à taire, le peintre le révèle.

Le peintre revit et ressuscite ces scènes réalistes. Il les restitue dans une suite cohérente et suggestive, plus près du texte original que ne le laissait supposer une lecture innocente.

Quant à la belle au bois dormant, elle est revue et recréée dans un climat plus rêveur, comme à travers les rideaux de perles placés en guise de portes à l’entrée des salons de coiffure et des bistrots ou mauvais lieux de Naples et de Marseille il y a 60 ans.

J’espère ne pas m’être substitué à vous et ne vous propose pas ma myopie à la place de vos regards avertis. J’aimerais quand même donner un avertissement. Je n’ai indiqué brièvement que quelques lignes générales. N’oubliez pas que le peintre travaille en musique, preuve en soit la magnifique et aérienne série inspirée par Eric Satie, l’un des seuls musiciens de l’histoire à faire preuve d’humour, et souvent, dans ses improvisations. Or, la musique inspire les tons dominants de chaque peinture exposée ici, ses leitmotivs, ses variations, le chatoiement des formes et leur multiplicité dans une cohérence pensée et soutenue jusqu’au bout.

Scrutez donc cet « Excès de vitesse », tableau d’une modernité éclatée en images polychromes comme les pages vite feuilletées d’un magazine sur papier glacé, le tout dominé par la souffrance du gorille crucifié, le gorille porte-drapeau de la vie en péril.

Je dis : « Scrutez », c’est parce que, en peinture d’Alex comme en amour, chaque détail a son importance. Ne quittez pas le musée avant de rêver un peu devant les grandes toiles de l’Areuse : voyez dans le soleil sur l’eau ces micassures, ces éclats rouges, ces brisures, ces effeuillages, autant de gemmes comme dans la Loue de Courbet, autant d’instants de vérité empruntés à la contemplation extatique et promis à la durée de l’œuvre.

Jean Buhler