L’Humanisme en transition
par Laurence Carducci

Hors des sentiers battus, Alex Rabus construit patiemment ses propres labyrinthes. Avec un vertigineux plaisir, il s’accorde le temps de s’égarer d’un microcosme à l’autre pour plonger au travers des apparences. Avec une lucidité amusée, il s’embarque dans les délices de la minutie pour prendre part aux grands flux qui traversent notre société. Les vastes formats se prêtent à ses explorations au long cours. Sous le regard, les atomes d’images se mettent à exister et s’organisent peu à peu, intenses, burlesques ou tragiques. Malaxés par le temps, destinés à l’obsolescence laisseront-ils une trace ? Fort de sa liberté, l’artiste s’empare de ces vestiges d’existences pour en faire la matière première de son travail, une manière à lui d’inscrire notre défaite, de défier Chronos qui nous dévore mais nous laisse la faculté du défi, à défaut de la victoire.

Inaccessibles à la dimension humaine, d’autres mondes existent, perceptibles peut-être à travers le spectacle tangible de la nature. Fasciné par la profondeur et l’immuabilité de l’eau, Alex Rabus revient souvent à la source. Elle raconte le mystère des origines et se module à l’infini en présence de la lumière. Dans ses œuvres là qui l’accompagnent depuis longtemps, le peintre choisit souvent l’huile et laisse venir sur la toile les tonalités des abysses avec des souplesses de pinceau qu’il maîtrise avec bonheur.

Toutefois, il n’oublie pas qu’il est surtout un homme d’aujourd’hui saisi par le ressac obsédant des foisonnements d’émotions et des appels de tous genres. Le spectacle de la tragédie humaine, cortège d’illusions de toutes les couleurs, est continu, répétitif jusqu’à l’absurde, comme si le genre humain était condamné à multiplier sans cesse les mêmes erreurs… Avec Alex Rabus, la prise de distance est magistrale. Il manie la dissection avec une délicate jubilation. Il faut le suivre dans ses surprenants grands formats fourmillants d’histoires. On y découvre alors, la touche appliquée et raffinée des illustrations pour enfants sages, mais aussi des cabrioles de lutins mêlées aux déchirements de la violence. Cette récolte minutieuse compose des univers picturaux à maturation lente. Le papier marouflé est tendu comme un piège d’entomologiste. Viennent s’y prendre les intuitions, les effets d’une stratification permanente d’événements décolorés, de vérités difformes, sorte de Purgatoire en perpétuel recyclage.

Ce Temps, dont nous sommes faits nous échappe de plus en plus à force de vouloir le maîtriser, l’artiste a décidé de le prendre au collet. Ni ermite, ni révolutionnaire, il a choisi l’espace du récit comme refuge et poste d’observation. Les tableaux qu’il propose exigent que le regard se stabilise pour permettre de tout percevoir des menus événements qui l’habitent. A ce prix, on retrouve le goût de la féerie et du récit. ” Je réalise mes tableaux comme un roman ” dit-il. L’unité de style de ses récentes œuvres narratives se réalise grâce à une écriture visuelle bien particulière, composée de signes toniques et réguliers selon une technique mixte faite d’acrylique et de rehauts de mine de plomb.

L’aventure consiste à trouver un équilibre entre les éléments naturels et l’humus trouble de l’histoire humaine, illustrée par certaines de ses créations. Le contraste est alors saisissant. Dans une peinture en particulier, ” Le Joueur de flûte ”, le désir d’un ailleurs demeure présent, mais le passage semble bloqué. Il est devenu impossible d’esquiver le doute, la destruction, l’immolation des innocents. L’image suffit pour tout dire.

A propos de ” Excès de Vitesse ” (1991-95), ” Massa, Alex et Ken ” (1999) et ” Chiens dans une Nature Morte ” (2000) :

Le thème du chien, notre chouchou perdu dans nos merveilleux espaces verts menacés par ses déjections, a donné lieu à une série de sculptures.

L’Humanité parviendra-t-elle à abandonner son projet insensé désormais de s’attribuer la planète pour son usage personnel et continuera-t-elle de s’enfermer elle-même dans une proximité uniformément contrôlée ? Que fera le petit chien accroupi dans un environnement urbain de cubes de béton. Poussé dans une démonstration délirante, Rabus se fait sculpteur pour lui rendre hommage.

Sa position hors des courants péremptoires, l’autorise à privilégier les ressources affectives les plus humbles. La vulnérabilité du chien (” La Colline Enchantée ”) lui rappelle la sienne. Les découvertes et les émerveillements sont toujours possibles. Il suffit de trouver la clé. Les explorations qu’il propose ne sont pas systématiquement moroses. A l’atelier, face à une peinture en devenir, il accepte une part de hasard, les premiers indices d’un nouveau départ pour un monde imaginaire, souvent cocasse. Les héros sont un peu perdus, doutant de leur pouvoir. L’humaniste sans gloriole se retrouve à sa place, en fraternité avec ses lointains cousins les primates (” Massa, Alex et Ken ”). Il n’y a pas de mal à cela, les recherches scientifiques actuelles lui donnent raison.

Mais combien joyeusement et avec quelle délicatesse ces choses sont dites. Les élans de la révolte n’ont pas disparu. La vitalité des microcosmes en continuelles métamorphoses se nourrit encore et toujours de dérision, et virevolte tout de même dans un climat carnavalesque observé à la loupe. Les tableaux proposent autant de refuges invitant le spectateur à suivre son propre chemin.

Le retour vers l’eau des dernières œuvres captive par sa chatoyante vitalité qui fait rêver aux joyaux d’Ali Baba, à des envols de lucioles. La gestuelle menue et précise du peintre aboutit à la scintillante féerie de ” Vieille eau de vie ”. Vision de Paradis, où les angelots batifolent dans le prisme des couleurs. Mais il faut prendre le temps de les débusquer… Au risque de se noyer dans ce singulier bouillon de cultures et de poésie.

Neuchâtel, le 30 août 2012


Celui qui n’existe pas encore

Confronté à l’art du passé et aux tendances diverses (les siennes et les autres), l’artiste risque à tout bout de champ de se perdre dans la gesticulation et l’imitation de ses idoles…

Avec le temps et l’expérience, il me semble maintenant que l’envie d’agir et de trouver son style devrait répondre à deux questions : ” Que veux-tu vraiment ? ”. Et : ” A quoi ressemblera le tableau que tu cherches et qui ne se trouve ni au musée ni ailleurs, celui qui n’existe pas encore ? ”… Pour suivre le bon chemin et découvrir les images qui nous correspondent, il est nécessaire d’observer ce qui nous différencie fondamentalement de nos semblables et ensuite cultiver ces ” maladies ”, ces ” anomalies ”, les arroser, les faire pousser, comme on soigne son jardin. Participer à la diversité du monde en lui offrant ce que nous avons d’unique c’est le féconder !

Dans tout ce que j’ai cherché à exprimer, la musique et l’image sont inséparables. Que les couleurs, les lignes et les formes résonnent ! Que l’ombre et la lumière soient les graves et les aigus d’un instrument ! Mais mon travail de peintre est aussi motivé par une affirmation esthétique : une jubilation ornementale anti-minimaliste stimulée par l’ennui ! Celui engendré par les limites imposées à l’environnement et à notre liberté de penser !

Eloge de l’impureté

”  Le Carré Blanc sur Fond Blanc ”, de Malevitch, a été peint en 1918. Dix ans avant, en 1908, le cubisme commençait à briser et fragmenter la réalité. La même année, à Vienne, l’architecte Adolf Loos déclarait solennellement que : ” L’ornement est un crime ! ”… Malheureusement, à une époque où on rêvait de ” Table Rase ” et ” d’Homme Nouveau ”, cette affirmation ridicule n’a fait rire personne et le discours d’Adolf a été pris très au sérieux car il fallait rompre avec les excès des styles baroques, romantiques et Art Nouveau pour enfin accéder à la pureté des lignes et des surfaces… Table Rase ?… Comme par hasard, la première guerre mondiale suivie par la deuxième, n’ont pas tardé (comme sur le tableau de Malevitch) à faire de la place. Ainsi, le terrain de jeu des adorateurs de Loos se dégageait avec la complicité des totalitarismes qui, obsédés eux aussi par la pureté, schématisaient les idées.

Durant tout le vingtième siècle, obéissant aux ordres des militaires, industriels, artistes ou intellectuels, l’Homme Nouveau est encouragé à dépouiller la Terre de ses vieux ornements !

Aujourd’hui, l’avenir n’est plus si radieux, mais le réflexe exterminateur est devenu pavlovien ! Qui va enfin arrêter et casser le robot ?


L’Essentiel

Les touristes réactionnaires

”  Simplifier pour accéder à l’essentiel ! ” Cette injonction, répétée inlassablement, est devenue une vérité d’autant plus séduisante qu’elle a une connotation monacale : dépouillement, abandon du superflu … Et si, dans notre acharnement à épurer tout et n’importe quoi, l’essentiel se trouvait justement être ce que l’on enlève avec mépris ? … C’est dans l’ombre de ce doute que j’avance doucement, avec en moi l’impression de transgresser un ordre humain soigneusement appliqué à tous les aspects de notre vie ! Le monde qui nous est confié pourrait être tellement plus appétissant.

Les touristes, ces réactionnaires n’ayant rien compris à la modernité, fuient leurs quartiers standardisés. Obligés comme moi, de vivre avec leur temps, ils sont victimes d’un mariage forcé ! La larme à l’œil, les pollueurs nostalgiques vont s’entasser dans les rares endroits encore ” ornementés ” (Venise, par exemple) !… Une réalité à la fois touchante et grotesque qui permet de mesurer le fossé vertigineux existant entre les théories et les faits. D’où cette conviction intime : une petite voix, un murmure au fond de moi qui me conduit à une insoumission instinctive. Désobéissance savoureuse à ne pas confondre avec l’attitude rebelle : impasse dans laquelle l’artiste se retrouve le plus souvent piégé, étiqueté et immobilisé.

Absurdité méticuleuse

A l’atelier, rempli de musique, la notion du temps disparaît (les pollutions sonores aussi). C’est ainsi que j’arrive enfin à être vraiment à l’aise dans mon travail de peintre d’un autre âge, mais heureux, en ce vingt et unième siècle !… Les artisans du dix-huitième passaient un temps fou à élaborer une multitude de motifs ” sublimement ” inutiles, merveilleusement dérisoires ! C’est en bonne compagnie, dans cette atmosphère d’absurdité méticuleuse mais puissamment stimulante que j’aime aller me promener, d’ivresses en vertiges, guidé par la rigueur, l’individualisme, l’exubérance de mes origines à la fois germaniques et italiennes consolidées par les exigences de la précision helvétique !

Alex Rabus, Neuchâtel, janvier et décembre 2014