Jean Buhler, Neuchâtel, août 2015

Renate Rabus

Un soleil en forme de femme. Littéralement et dans tous les sens, elle rayonne. Une de ses belles-filles m’a dit : «  Elle crée du bonheur  ».

Son art est d’abord et essentiellement un art de vivre inspiré par l’étonnement d’avoir les yeux ouverts, d’admirer la beauté éparse dans la Nature. Au cœur de son pouvoir créatif, il y a l’émerveillement devant le spectacle de la multiplicité des formes et des couleurs offertes par l’univers, avec l’infinie variété des animaux de terre et de mer, le sidérant peuple des oiseaux, le catalogue illustré des insectes et puis les arbres, les herbes, les fleurs, les cristaux, la neige. Quand on y pense, il y a à notre portée les notes d’un hymne sans cesse recommençant.

Pour Renate, les créations qu’elle tisse avec le temps et les saisons s’inspirent de l’honnêteté d’un débiteur qui paye de jour en jour sa dette. Elle s’évite tout tracas métaphysique en ajoutant au concert universel sa voix, ses accents à elle, à nuls autres pareils. En fait, c’est simple comme bonjour si l’on s’en réfère à Rimbaud :

Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n’est qu’onde, flore
Et c’est ta famille

C’est en 1998 que nous avons fait connaissance. On avait décidé à Neuchâtel de célébrer, par un stand original au Salon du Livre de Genève, les 150 ans de la Révolution de 1848 et de l’entrée du canton dans la Confédération. Les premiers chapitres d’une vingtaine de livres d’écrivains neuchâtelois avaient été proposés à dix plasticiens. «  Choisissez ce qui vous séduit et illustrez-le par une œuvre qui sera exposée au Salon !  »

Renate lut les premières pages de ma biographie de Baba Amte, qui a donné sa vie aux derniers des derniers de la société indienne : les lépreux, et proclamé : «  La charité détruit, le travail construit  »… Pas une seconde d’hésitation, le choix était fait. L’œuvre s’élabora, à la fois inspirée et libre : un chapelet de fils reliant un personnage central à un groupe suggéré dans un humble rassemblement.

Quel bonheur d’ être compris, interprété avec tant de justesse ! Nous nous sommes serré la main pour la première fois après les discours. Elle m’a présenté Alex, le mari, et un peu plus tard les deux fils : Till et Leopold, tous tombés dans la marmite où mijotent les secrets de la peinture.

Dès lors, j’ai suivi le fil d’une aventure familiale peu ordinaire ! On m’a tenu au courant des expositions du quatuor en maint pays d’ Europe et encore plus loin. Le secret de Renate ? Difficile d’en comprendre entièrement le mécanisme. Comment cette fille d’un vallon alémanique est devenue, en terre francophone une artiste de premier plan, jour après jour, heure par heure, fil à fil ?

Elle tisse sa vie, cette Pénélope neuchâteloise, et n’en déchire pas la trame, car son Ulysse l’emmène en voyage avec lui. Elle tisse et coud, parfois elle tricote. La discussion avec les amis peut être passionnante après le repas délicieux qu’elle a préparé dans sa vaste cuisine, elle sort bientôt un tricot de son sac et commente les arguments de la table en dévidant son peloton. Ses invités règlent le sort du monde en paroles, elle crée une brassière pour sa petite-fille Diane dans le même temps.

«  Elle n’arrête jamais  », dit Alex. Les sujets ne lui manquent pas. Ils sont fournis par les aspects matériels du quotidien, les plongées dans la vie intérieure, les colères, les pressentiments, jamais par les événements politiques. Tout se prête à la couture, au tissage, même une très étrange : Chasse aux acariens, (une scène terrible brodée sur une serpillière).

Le plus souvent, l’artiste conçoit ses habits elle-même, sur mesure, en se servant de ce qui lui tombe sous la main, y compris des cadeaux. Un jour, j’ai osé offrir un vêtement à Renate !

J’avais trouvé au Tibet une robe de soie artificielle, fendue sur le côté dans le style chinois, avec une veste fleurie. Je trouvais l’ensemble d’une suprême élégance. Le cadeau déballé, elle l’a écarté et je ne sais si quelques lambeaux d’Extrême-Orient ont survécu dans quelque combinaison originale.

Notre marathonienne de l’art textile glisse avec simplicité de l’utilitaire au mystique. L’œil et la main qui créent une couche-culotte, une jupe, un bonnet, conçoivent dans la même journée les éléments d’un portrait tourmenté. Et le lendemain, la série des grenouilles exotiques engendre un nouveau tableau. Les coléoptères plus vrais que nature ont eu leur tour. La robe Carrousel de la mariée est dans les collections de la ville de Neuchâtel, on croirait entendre la chanson : Tu me fais tourner la tête, mon manège c’est toi…

Nous voici à la musique. Les Rabus peignent et tissent en musique. Alex m’a fait entendre un yodel mirdite enregistré miraculeusement dans les Alpes albanaises qui m’a rajeuni de 75 ans.

Renate a conclu, elle, un mariage secret avec Franz Schubert en entreprenant la composition fil à fil de 24 tableaux d’envergure inspirés par les 24 lieder du Voyage d’Hiver.

Imaginez-la, entre ses voyages au Brésil, au Pérou, au Japon, Pays Bas ou Toscane ramenant de son grand jardin des Charmettes une caissette de tomates paradisiaques tout en organisant son atelier-couture du lundi où se réunissent quelques amies d’ici et d’ailleurs, se prêtant au téléphone aux débordements oratoires de son vieil ami Jean Buhler, vérifiant la roue avant du vélo qu’elle utilise pour se déplacer en ville et, fidèle au message de Baudelaire (… les parfums, les couleurs et les sons se répondent), la voici aux prises avec l’œuvre majestueuse de sa vie, l’ illustration du Winterreise.

Là, plus question de couture ménagère ou de défis à la mode dictés par les commerçants du tissu. On plonge au plus profond des émotions vécues, on fait chanter les soies, on suit du doigt les battements du cœur, une tierce engendre un rameau, un leitmotiv inspire le tronc d’un arbre, des volutes naissent comme éclosent les fleurs, la transposition de la mélodie exige une concordance mystérieuse. Alchimie…

Le Lindenbaum (Le Tilleul) est au château de Neuchâtel.

Pour l’ensemble du Voyage d’Hiver, s’il se réalise jusqu’au bout, on devrait construire un deuxième château dans la ville d’adoption des Rabus.