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DESSINS ET PEINTURES
1983 à 2001

QUESTIONS : MARTINE LAVANCHY, GALERIE DES AMIS DES ARTS, NEUCHÂTEL

RÉPONSES : LE PEINTRE

ÉDITIONS GILLES ATTINGER, HAUTERIVE (CH)

Il faut se méfier de ses admirations, elles vous suivent partout et risquent à chaque instant de prendre votre place.

L’étincelle qui a fait démarrer le processus créatif :

Il y a les gènes … ma mère était peintre et musicienne. Et il y a Vivaldi, entendu à la radio à l’âge de 8 ou 9 ans. Cette découverte a déclenché en moi une sorte d’orage … Des portes se sont ouvertes et, en un instant, l’art s’est engouffré à l’intérieur. Il était attendu …

Y a-t-il dans vos créations des interrogations contemporaines ?

Dans le tableau MASSA, ALEX ET KEN, 1999, je situe ma « TÊTE » effarée entre celles du gorille et de la poupée Ken sur fond d’animaux en cage ou vivisectionnés : l’autre face du monde merveilleux de Ken et Barbie… La souffrance animale et le saccage de la nature nourrissent la civilisation du sourire… Ken et Barbie sont les modèles du bonheur parfait dont rêvent les enfants et les adultes de tous les continents.

C’est à la suite d’une série de photos réalisées dans mon environnement quotidien et mon expérience des « animaux de compagnie » que l’idée m’est venue de réunir ces sujets dans une série de tableaux : CHIEN PERDU DANS UNE NATURE MORTE, qui sont un peu la suite de MASSA, ALEX ET KEN, EXCÈS DE VITESSE et les trois ORPHÉE dont LE TOURISTE.
La haine de la merde et l’obsession du «propre en ordre » sont les principaux soucis de l’homme civilisé en matière d’écologie. Jamais ! Jamais ! on ne se met à la place de nos amis à quatre pattes, nos « potes à poils », obligés de vivre entre rangées de tulipes, déserts en gazon et béton, moteurs, tintamarre, gaz toxiques, attachés, avec l’interdiction de chier quand ils en ont vraiment besoin et où bon leur semble ! Pourtant, les chiens sont comme vous et moi, ils détestent déféquer en public, mais où se cacher ? Tout est tondu.

Les paysages de L’AREUSE sont réalisés en même temps que des sujets apparemment plus engagés comme MASSA… Pourtant, c’est exactement la même chose. Je peins ce que je vois.

Bruno Manser s’est battu pour défendre la beauté ! Celle de l’homme dans la création, en fusion totale avec elle. L’AREUSE en est le reflet … Ces visions fugitives d’eau, d’arbres, de soleil, me font entrevoir le jardin d’Eden, mais aussi des gouffres immenses, à donner la chair de poule…

Ce duel en clair-obscur, corps à corps suggéré dans mes paysages, est particulièrement évident dans les CONTES DE FÉES, territoires sans limites où les aptitudes imaginatives et expressives de l’homme sont mobilisées comme par enchantement. Dans LE CHAPERON ROUGE, j’ai voulu représenter les mots, éviter de les contourner, de les édulcorer, en m’efforçant de ne pas trahir la substance qui caractérise ces histoires : le merveilleux. J’ai pensé à Gustave Doré et Arthur Rackham … hommages sans soumission. Imaginez une grand-mère et une petite fille nue en train de se faire bouffer par un loup… Est-ce vraiment à montrer aux enfants ?

Faire preuve d’humanité, c’est positif ! En tant qu’hommes, nous n’avons donc rien d’autre à exprimer que des sentiments humains … positifs ! Un acte inhumain, c’est une action bestiale !… Négatif ! Ces mensonges grotesques ne font qu’éclairer la vérité : la cruauté est le propre de l’homme, c’est peut-être là que résident sa supériorité, son âme, son génie. Cette capacité à s’approprier l’ensemble de la création, à la démonter, la manipuler et la vendre à ses semblables en méprisant ceux qui ne sont pas assez malins pour payer !… Avec Dieu comme cerise sur le gâteau, voilà l’humanité civilisée ! L’animal est évidemment bien trop bête pour être aussi con !

Comment envisagez-vous le futur ?

La Dokumenta de Kassel (de 1997) semblait basée sur cette interrogation. Les notions d’art, plaisir esthétique et peinture, considérées comme dépassées ont été évacuées de la manifestation. Chaque invité présent dans cette foire des inventeurs mettait le doigt sur certaines réalités contemporaines. Installations, vidéos et photos dominaient largement, et le spectre de l’urinoir de Marcel Duchamp coiffait le tout à la façon d’un entonnoir…
Selon la commissaire, dès l’instant où le fameux pissoir a été considéré comme une œuvre d’art au même titre que La Joconde, la peinture est devenue inutile et l’art lui-même a sombré dans l’arbitraire… touché, coulé ! Merci Marcel, alias Dieu le père ! Mais que font-ils de toi ces pisse-froid ? Tu dois bien rigoler dans ton ready-made !
Si le futur se décide à Kassel, il sera glacial … Un architecte déclarait gravement que l’avenir des villes se trouve dans leurs périphéries et que s’attacher aux centres, généralement anciens, est dangereux. Cette nostalgie d’une architecture révolue empêche le plein épanouissement de la modernité… Si ce monsieur avait tous pouvoirs, il ne fait aucun doute qu’il raserait la Grand-Place de Bruxelles, par exemple, pour imposer ses cubes de glace comme Le Corbusier en son temps rêvait de détruire des quartiers parisiens, aujourd’hui protégés, pour satisfaire son ego… Faire table rase du passé pour nous garantir un avenir radieux est toujours une monstruosité. Une recherche de « pureté » typiquement fasciste. J’espère qu’à l’avenir nos architectes, qui choisissent souvent de s’installer dans des vieilles pierres, s’interrogeront humblement sur la fascination qu’exerce le passé au lieu de considérer le monde comme une page blanche.
Et l’être humain dans tout ça ? Il s’adapte, devient aveugle et sourd pour ne s’éveiller qu’en vacances, dans de bons vieux villages remplis de nids d’hirondelles … en attendant mieux.

Etes-vous heureux dans votre époque ?

J’ai l’impression, malgré mon scepticisme, que l’époque actuelle est remplie de germes positifs pour l’avenir. Le consommateur devient plus responsable, il est beaucoup mieux informé de l’état de la planète et de l’impact négatif ou positif qu’il peut avoir sur son environnement et ses semblables. La société est étrangement plus dure et plus mûre qu’avant. Je crois à une démocratie planétaire dans laquelle les pouvoirs économiques et politiques seraient vraiment le reflet d’une volonté populaire, ni capitalisme sauvage ni dictature marxiste … un juste milieu, probablement le moins mauvais système. Mais il y aura toujours manipulation à tous les niveaux, compétitivité oblige… Cela dit, l’âge de chacun de nous diffère lorsqu’on pose la question d’être heureux ou non dans son époque. Je n’ai plus 20 ans et suis actuellement en bonne santé, de bonne humeur, c’est une chance.
Lorsqu’on me demande si je vais bien je réponds toujours « oui !… pour l’instant ». Le bonheur a quelque chose d’impudique et de cynique dans un monde qui est une vallée de larmes pour la majorité des humains. A cela je réagis par mon travail, une façon de payer le prix, de nourrir et de partager mon guide : un sentiment de plénitude.

Comment conciliez-vous création artistique et réalité économique ?

Donner ses œuvres est une erreur. La personne qui reçoit la chose n’ayant rien sacrifié pour acquérir «l’objet du désir», elle aura tendance à négliger le cadeau. C’est humain, donc stupide.
Les peintres, il faut bien le constater, travaillent pour les riches, le plus souvent en contradiction totale avec leurs idées et rêves égalitaires. Mes tableaux demandent parfois des années de travail … Si ma vie dépendait de cette activité, je serais mort depuis longtemps.

Que pensez-vous du marketing dans le domaine artistique ?

L’art est un produit de consommation parmi d’autres. Comme un fromage, il peut être plus ou moins savoureux, honnête, esthétique, bon ou mauvais pour la santé. Je serais pour l’art « bio » si mon label vert, comprenant Soutine, Dix et Grosz, était admis par les anthroposophes.

Pensez-vous que l’art pour l’art soit encore d’actualité,
ou la création artistique a-t-elle encore un rôle particulier à jouer dans notre époque ?

Bruno Bettelheim, qui a vécu Auschwitz, a fondé ses théories de soins aux autistes sur cette expérience. Il disait que tout dans les camps était organisé pour tuer les gens, y compris le décor. C’était très efficace … Donc pour entretenir la vie, le bien-être, il faut faire exactement le contraire, favoriser la couleur, la lumière, l’espace, la fantaisie, l’expression personnelle … c’est très efficace ! J’ai bientôt 60 ans et comme vous, j’attends la mort de la peinture… un enterrement programmé dès les années vingt par Dada en même temps que le dynamitage des musées, ces cimetières de l’art. En réalité, la «performance» a consisté à capturer l’esprit dada et à l’enfermer dans les musées en compagnie des peintres et des sculpteurs « ringards » de tous les siècles. La contre-culture sera toujours récupérée, elle amuse le bourgeois et c’est lui qui a le fric ! Tant que nous vivrons entre quatre murs nous aurons envie d’y suspendre quelque chose, que ce soit un fusil, une pendule, une « TÊTE » de sanglier ou un tableau…

Que ressentez-vous face à une peinture ?

Les tableaux, comme toutes les images mortes ou vivantes, peuvent m’agacer, m’agresser, me séduire ou m’émouvoir aux larmes, ce qui est rare. Pourtant, j’avoue que malgré mon intérêt forcené pour l’art dans son ensemble, la grisaille et l’indifférence sont fréquemment au rendez-vous. J’attends peut-être trop des autres tout en étant conscient que mon travail peut être lui-même un sujet de mépris et de haussements d’épaules. Lorsqu’on fait son « strip-tease », on n’est plus en sécurité. On peut recevoir des claques, des sous ou rien … néant. On est dans l’arène.

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